L’Objet comme matière , l’Art comme geste : le Violon

Armand Pierre Fernandez, connu sous le nom d’Arman, naît à Nice en 1928 dans une famille où l’art et la musique occupent une place centrale. Son père, Antonio Fernandez, est antiquaire, peintre amateur, photographe et violoncelliste. Dès son plus jeune âge Arman est initié à la peinture, au dessin et à la musique, développant ainsi une sensibilité particulière à la matérialité des objets et à leur dimension sonore.
Après des études à l’École nationale des arts décoratifs de Nice, puis à l’École du Louvre à Paris, Arman s’oriente vers une pratique artistique novatrice. Inspiré par le mouvement Dada et les readymades de Marcel Duchamp, il commence par créer des « Cachets » (des empreintes d’objets encré), avant de s’intéresser directement aux objets eux-mêmes comme matière artistique.
En 1960, Arman cofonde le mouvement du Nouveau Réalisme aux côtés d’Yves Klein, Jean Tinguely, César et d’autres artistes. Ce courant prône une approche directe du réel, intégrant des objets de la vie quotidienne dans l’œuvre d’art afin de refléter la société contemporaine dans toute sa complexité matérielle.  L’artiste s’inscrit pleinement dans cette dynamique en développant un langage plastique singulier, fondé sur l’appropriation, la répétition et la transformation de l’objet.
L’une de ses premières grandes contributions à ce mouvement est celle des Accumulations, où il assemble des objets identiques  (violons, montres, outils, masques à gaz, etc.) disposés en série et souvent enfermés dans des boîtes transparentes. En juxtaposant ainsi des éléments standardisés, Arman illustre avec force la logique industrielle et la surproduction qui caractérisent l’époque, tout en introduisant une dimension sculpturale à ces fragments du quotidien.

ARMAND FERNANDEZ dit ARMAN (1928–2005) Violon coupé, 1972 Épreuve en bronze poli Signée Arman et numérotée 28/150 au dos en bas Fonte à la cire perdue, Valsuani 55 x 19 x 10 cm Provenance : Collection Bernheim Paris

ARMAND FERNANDEZ dit ARMAN (1928–2005) 
Violon coupé, 1972 

Épreuve en bronze poli 
Signée Arman et numérotée 28/150 au dos en bas 
Fonte à la cire perdue, Valsuani 
55 x 19 x 10 cm 

Provenance : 
Collection Bernheim Paris  

Dans la continuité de cette critique sociale, Arman développe les Poubelles, œuvres constituées de déchets, rebuts et détritus divers, agencés de manière chaotique mais rigoureusement composés. En les présentant dans des contenants vitrines, il révèle la face cachée de la société de consommation : ce qu’elle rejette, ce qu’elle efface, ce qu’elle accumule sans conscience.
À cette logique d’accumulation fait écho un geste plus radical, celui de la destruction. À travers ses Colères, Arman s’attaque à l’objet non plus par répétition mais par violence. Instruments de musique, meubles ou objets du quotidien sont brûlés, écrasés, découpés sous les yeux du public, puis fixés dans la matière comme autant de vestiges d’un acte cathartique. Ces œuvres, loin de glorifier la destruction, en font au contraire le point de départ d’une recréation, questionnant la valeur symbolique et affective de l’objet détruit.
Enfin, dans la série des Coupes, Arman poursuit cette exploration en opérant des découpages méthodiques : objets sectionnés, tranchés, ouverts avec précision, révélant leur structure interne. Par ce geste presque chirurgical, l’artiste interroge l’identité de l’objet, son essence, son apparence et sa fonction. Il propose ainsi un regard neuf sur les formes familières de notre environnement, invitant le spectateur à en repenser l’usage, la beauté et la mémoire.
Arman s’installe à New York en 1961, où il poursuit son exploration de l’objet en tant que matière artistique. Il y réalise des œuvres monumentales, telles que Long Term Parking (1982), une tour composée de voitures coulées dans le béton, symbolisant l’accumulation et l’immobilisme de la société moderne.
Son intérêt pour les instruments de musique, en particulier le violon, est récurrent dans son œuvre. En les accumulant, les détruisant ou les recomposant, Arman rend hommage à leur forme et à leur symbolique, tout en questionnant leur place dans une société en transformation.

Ce violon éclaté n’est pas un geste isolé dans l’œuvre d’Arman. Il dialogue étroitement avec ses Colères, ces instruments brisés dans des gestes de fureur ritualisée, et ses Coupes, où l’artiste dissèque littéralement les objets du quotidien pour en interroger la fonction, l’identité, la mémoire. Dans cette œuvre en bronze, Arman dépasse l’instinct destructeur : la coupe devient contemplation, la fracture devient ligne sculpturale.
Loin d’être une simple reproduction figée, Violon coupé prolonge une méditation artistique sur l’objet, son usure, sa symbolique et son dépassement. Le choix du bronze poli, matériau noble et classique, inscrit l’œuvre dans une filiation avec la sculpture traditionnelle, tout en tranchant avec la violence sous-jacente du geste initial. La brillance métallique restitue les reflets de la lumière et accentue la tension entre forme lisse et rupture, surface et vide.
On pense ici aux expérimentations contemporaines de César, autre figure du Nouveau Réalisme, dont les compressions métalliques tordaient la matière industrielle, ou encore à Louise Nevelson, qui assemblait les fragments d’un monde oublié dans des compositions sculpturales monochromes. Mais chez Arman, l’objet reste toujours lisible : le violon ne disparaît pas dans l’abstraction. Il persiste, blessé mais magnifié. Violon coupé incarne à la fois la puissance du geste artistique et la poésie du silence suspendu. C’est une œuvre qui parle au regard, à la mémoire, à l’oreille intérieure.

Ainsi, la démarche d’Arman repose sur l’élévation d’objets du quotidien au rang d’œuvres d’art à part entière. Artiste d’une inventivité remarquable, il a exploré avec constance et audace une grande variété de supports : dessins, multiples, sculptures monumentales et bien sûr, ses emblématiques accumulations. Son œuvre, profondément ancrée dans les enjeux esthétiques et sociaux du XXe siècle, figure aujourd’hui dans les collections permanentes de musées prestigieux tels que le Metropolitan Museum of Art à New York, la Tate Gallery à Londres ou le Centre Pompidou à Paris.
Disparu en 2005, Arman laisse derrière lui un corpus d’une richesse exceptionnelle, toujours activement valorisé par Corice Canton, son épouse, et par le Arman P. Arman Trust. Son héritage artistique demeure vivant, actuel, et incontournable dans l’histoire de l’art moderne et contemporain.