Honoré Marius Bérard, un coloriste pionnier de la non-figuration

Honoré Marius BÉRARD (1896 - 1967 ) Inquiétude , 1942 Huile sur toile. Signée et datée en bas à droite. 89 x 130 cm Exposition Honoré Marius Bérard, Instituto d’Arte Moderno, Buenos Aires, juin 1950, numéro 21, illustration numéro 11.

Honoré Marius BÉRARD (1896-1967)
Inquiétude, 1942

Huile sur toile.
Signée et datée en bas à droite.
89 x 130 cm

Exposition

Honoré Marius Bérard, Instituto d’Arte Moderno, Buenos Aires, juin 1950, numéro 21, illustration numéro 11.

Né en 1896 à Salindres dans le Gard, Honoré-Marius Bérard commence très jeune son apprentissage artistique. Dès 1906, il suit les cours du soir de l’École de dessin d’Alès et réalise à partir de 1910-1911 ses premières œuvres non figuratives, une précocité remarquable dans un contexte encore largement dominé par l’impressionnisme. 
En 1913, il peint sa première toile abstraite, sans connaître encore les recherches de Kupka, Delaunay ou Mondrian. Son approche personnelle de l’abstraction s’ancre d’abord dans une volonté de s’affranchir de la nature : pour lui, la peinture doit pouvoir exister par elle-même. Mobilisé pendant la Première Guerre mondiale, Bérard poursuit néanmoins ses recherches plastiques, y compris durant les combats.  
De retour à la vie civile en 1919, Honoré-Marius Bérard s’installe à Boulogne-sur-Mer, où il déploie une intense activité artistique. Il obtient le professorat de dessin à Lille et reçoit, cette même année, le prix d’honneur de dessin du Président de la République. Parallèlement, il participe activement à la réorganisation du musée de la ville, gravement endommagé par les bombardements, et devient vice-président de la Société des Beaux-Arts du Boulonnais. 
C’est également à Boulogne qu’il expose pour la première fois ses œuvres, dont sa célèbre Tête de veau écorchée, qui provoque un scandale retentissant. Décrochée à onze reprises, elle suscite pourtant le soutien du critique Gustave Kahn, qui le défend ardemment dans Comœdia. C’est aussi à cette époque qu’il entame une correspondance avec Claude Monet, tout en s’éloignant définitivement de l’impressionnisme. 
Malgré cette reconnaissance institutionnelle, Bérard se sent profondément isolé. Les distinctions officielles, les fonctions honorifiques ou les recherches érudites ne parviennent pas à apaiser une préoccupation plus essentielle : trouver une voie picturale capable d’exprimer la couleur pour elle-même, sans se plier aux contraintes de la figuration. La couleur devient alors son obsession. Il cherche à en révéler le pouvoir expressif, à en comprendre la logique propre, à la libérer de tout prétexte représentatif.   
Ni le cubisme, trop préoccupé par la décomposition des formes, ni le fauvisme, encore dépendant d’un motif figuratif, ne répondent à ses exigences. Pour Bérard, la peinture doit rompre avec l’objet et abolir l’écran traditionnel entre l’œuvre et l’homme. Seul le mouvement non-objectif, encore balbutiant, semble à même de permettre cette révolution : établir un lien direct, immédiat, entre l’essence de l’artiste et l’existence de l’œuvre.  
Si d’autres avant lui avaient exploré ces chemins, Bérard les a traversés avec une intransigeance et une intensité rares. Il s’engage alors, avec audace et rigueur, dans les voies encore incertaines de la non-figuration, convaincu que la peinture peut, et doit, inventer son propre langage.
À partir de 1921, il entame une phase de recherches profondément novatrice. Il explore les lois des contrastes colorés de Chevreul et les rapprochements entre ondes sonores et chromatiques. Il produit alors ses premières œuvres dites « musicales », influencées par Debussy et, plus tard, Bach. Refusant l’abstraction géométrique pure, il cherche une peinture lyrique et expressive, où la couleur devient porteuse de sentiments humains. Il dira : « La couleur est humaine».
En dépit de son importance dans le paysage artistique de l’entre-deux-guerres, Bérard refuse toute affiliation officielle : ni au groupe Cercle et Carré, ni au musicalisme d’Henri Valensi, ni à Abstraction-Création. Il fréquente Bonnard et poursuit des recherches formelles sur la lumière, la courbe, le clair-obscur et la spatialité de la surface plane. Il écrit ses Aphorismes sur l’art abstrait et construit peu à peu un langage plastique profondément personnel. 
Dans les années 1930, son travail devient de plus en plus introspectif et spirituel, en rupture avec les courants dominants. Son indépendance extrême l’amène à détruire une grande partie de ses toiles qu’il juge imparfaites. Durant cette période, il vit éloigné de Paris, en retrait du marché de l’art.
La Seconde Guerre mondiale interrompt l’élan de nombreux artistes. Mobilisé à nouveau en 1940, Bérard rencontre Paul Éluard et traverse une phase de synthèse artistique où la musique de Bach devient une référence structurante. C’est dans ce contexte d’isolement et de réflexion qu’il peint Inquiétude, en 1942. 
À la Libération, Bérard retrouve une place centrale dans l’avant-garde. En 1946, il est cofondateur du Salon des Réalités Nouvelles, avec notamment Arp, Herbin, Delaunay, Pevsner et Gleizes. Il y occupe le poste de trésorier pendant trois ans et y expose aux côtés des grands noms de l’abstraction (Kandinsky, Mondrian, etc.). La critique lui reconnaît une antériorité et une influence directe sur des artistes comme Manessier, Bazaine et Estève.
L’artiste  avec notre tableau « Inquiétude, 1942  » incarne ainsi  l’une des figures les plus singulières de l’art moderne français. Refusant d’appartenir à une école, Bérard développe une œuvre entre abstraction lyrique et musicalisme, marquée par une densité sensorielle rare. 
L’œuvre Inquiétude s’impose d’emblée par son intensité chromatique et son tissage de formes fragmentées, presque architecturales. La composition, en apparence chaotique, se révèle à l’observation structurée par une série de lignes brisées, diagonales, courbes et croisées, qui scandent l’espace pictural avec une rigueur quasi musicale. 

La palette est riche, contrastée, vibrante. Les rouges sombres, bleus profonds, verts émeraude et orangés se répondent dans une tension permanente. Chaque couleur semble pesée, inscrite dans un équilibre dynamique. Bérard use de tonalités complémentaires, parfois saturées, qu’il juxtapose dans des plans morcelés, presque vitraux. Ce réseau de surfaces colorées suggère des flux d’énergie, des mouvements internes, proches d’une partition visuelle.
La lumière n’est pas naturaliste, mais intérieure, émanant des contrastes mêmes entre zones chaudes et froides. Aucun point focal n’émerge, et pourtant l’œil est dirigé par les tensions linéaires qui organisent le regard. On perçoit une sorte de profondeur fluide, construite non par la perspective mais par l’agencement des masses chromatiques.
Les formes sont géométriques mais souples, jamais rigides. Elles évoquent peut-être un paysage mental ou un état psychique, plus qu’une représentation tangible. La toile entière vibre d’un sentiment d’instabilité maîtrisée. Il ne s’agit pas ici d’un malaise exprimé par l’abandon ou le flou, mais d’une inquiétude contenue, sculptée dans la matière picturale.

Cette œuvre incarne avec force la synthèse opérée par Bérard à cette période : une peinture construite, orchestrée, mais profondément expressive. Elle ne se veut pas purement abstraite, au sens dogmatique du terme : Bérard cherche, par la couleur seule, à transmettre des états de conscience, des élans lyriques. Il confiait d’ailleurs : « Quand j’entends du Bach, je sais si je dois mettre du rouge ou du bleu. »
La touche est posée avec une grande maîtrise technique. Il ne s’agit pas d’un geste impulsif, mais d’une peinture composée, réfléchie, sensorielle, fruit d’années de recherches personnelles sur la lumière, le rythme et la perception. À ce titre, Inquiétude se distingue aussi par sa capacité à établir un dialogue avec la musique, non pas comme simple illustration, mais comme équivalent plastique.

On ne peut que louer la logique interne de Bérard, qui, dionysiaque dans son approche, cherche à explorer tout le clavier sensible de la peinture : modulation, clair-obscur, dégradation des tons. Sa peinture, traversée par l’excès maîtrisé, incarne l’expression directe d’un tempérament. Là où certains artistes abstraits poursuivent une ascèse formelle, Bérard embrasse une forme d’ivresse plastique, un débordement organisé qui relève plus de la bacchanale que du dogme.
À la rigueur conceptuelle d’un Mondrian ou à la mystique contrôlée d’un Kandinsky, Bérard oppose une discipline différente, plus intuitive, mais non moins exigeante. Il ne s’agit pas ici de désordre, mais d’un autre ordre, celui d’un style forgé par la sensibilité. Chez Bérard, l’ivresse devient méthode, non pour se perdre, mais pour se dépasser.
Cette « voie dionysiaque » n’est pas une fuite dans l’irrationnel, mais une communion avec une vérité intérieure où la jouissance esthétique touche parfois au mystique. En ce sens, l’œuvre ne s’adresse pas uniquement à l’œil, mais aussi à l’être, dans sa dimension la plus profonde et universelle.
Peinte dans l’isolement de la mobilisation et de la période sombre de l’Occupation, Inquiétude exprime la tension intérieure d’un artiste en quête de pure résonance sensorielle, hors des dogmes, mais ancré dans une tradition picturale française, de Delacroix à Bonnard, en passant par les modernistes. Cette toile témoigne à la fois de ses recherches des années 1930 sur la lumière et le clair-obscur, et de l’élan spirituel et musical qui imprègne ses compositions de guerre.
Présentée à l’Instituto de Arte Moderno de Buenos Aires en 1950, Inquiétude s’inscrit parmi les œuvres les plus marquantes de la maturité de Bérard. Par la densité de sa composition et la justesse de son langage plastique, elle incarne avec force l’une des expressions les plus singulières de la non-figuration française du milieu du XXe siècle.
Si l’artiste a bénéficié d’une reconnaissance institutionnelle importante, avec des expositions au MoMA de New York, au musée de Grenoble, aux Biennales de São Paulo et de Gênes, il est resté volontairement à l’écart des circuits commerciaux. En 1949, une rétrospective à la galerie Colette Allendy viendra toutefois le consacrer comme l’une des figures majeures de l’abstraction française.
Dans les années 1950, installé quelque temps au Brésil, il poursuit son œuvre, enseigne, reçoit des commandes officielles et contribue activement au dialogue entre abstraction européenne et modernité sud-américaine. De retour en France, il s’installe dans le Gard, et dirige de 1961 à 1964 le musée d’Art moderne de Céret. Il s’éteint en 1967 dans un relatif oubli.
Aujourd’hui, alors que ses toiles sont conservées dans de nombreuses collections publiques, du Musée national d’art moderne à Paris au MOMA de New York, l’œuvre de Bérard demeure à redécouvrir.